La société française distributrice de musique en ligne a annoncé dans la presse de nombreux changements au niveau de sa politique tarifaire et de son développement commercial. Une future levée de fonds à huit chiffres est aussi annoncée.
Qobuz est une entreprise de distribution de musique dématérialisée qui s'est avant tout bâtie sur plusieurs principes différenciateurs : l'amour de la « vraie musique » vs les marchands du Temple, la qualité avec la Vraie Qualité CD (sic) et depuis quelques mois le Studio Master, le respect des auteurs et interprètes là où d'autres plateformes les spolieraient.
Voilà la présentation idéalisée de Qobuz.
Mais au fil des mois, ce portrait s'est peu à peu métamorphosé façon Dorian Gray. Non pas que la société d'Alexandre Leforestier et Yves Riesel distribuent de la mauvaise musique ou vole les artistes, bien au contraire (elle est une des rares à en France à proposer de réelles innovations), mais elle a dû s'appliquer à elle-même les règles d'un marché où elle veut pourtant « contribu[er] à fixer de nouveaux standards aux offres de musique ».
Des tarifs alignés sur la concurrence
Ainsi fin 2011, Qobuz annonçait lors du lancement de leurs nouvelles offres de streaming que les abonnements à 10 € par mois ne pouvaient pas faire vivre la filière du disque. C'est pour cela que l'abonnement dit Premium (écoute mobile) était proposé à 13 € contre 9,99 € partout ailleurs et notamment chez Deezer ou Spotify.
L'abonnement à 10 € pour un accès à l’ensemble des catalogues est un crime économique vis-à-vis des répertoires spécialisés ou en développement (Yves Riesel[1]).
Preuve que les artistes gagnent finalement bien leur vie avec un abonnement à 10 € par mois, Qobuz a finalement aligné sa grille tarifaire sur ce standard de fait tout en laissant l'entrée de gamme à 7 € (écoute sur ordinateur) et l'offre Haute-Fidélité à 29 € par mois (streaming mobile en « Vraie Qualité CD »).
Fin septembre 2013, la société a annoncé une baisse très substantielle de ces deux forfaits passant respectivement à 4,99 € et 19,99 €. Le forfait Classique à 19,99 € qui avait été entre-temps lancé (il est identique au format streaming « Haute-Fidélité » mais réservée comme son nom l'indique au seul répertoire classique du site) subira lui aussi une baisse tarifaire à 14,99 €.
De trois fois plus cher qu'un forfait streaming mobile proposé par Spotify ou Deezer, l'abonnement « Haute-Fidélité » devient « seulement » deux fois plus cher.
Une modification de la grille tarifaire sans doute destinée à attirer de nouveaux abonnés car Qobuz n'en compte que 10 000 pour son service de streaming, toutes offres confondues (il serait d'ailleurs intéressant de connaître la ventilation de ces abonnements).
Le « tout-qualité »
Quand Qobuz a lancé ses nouvelles offres fin 2011, leur deuxième postulat était que la qualité audio proposée par la concurrence n'était pas suffisante (entendez le MP3 à 256 ou 320 Kbps d'un Amazon ou d'un Google ou encore le AAC à 256 Kbps d'un iTunes Store) et laisserait ainsi à la porte une grande partie des consommateurs, déçus par l'offre légale.
L'adoption de ce mode d'accès à la musique pour une majorité de personnes doit, selon Qobuz, passer obligatoirement par une amélioration de la qualité d'écoute.
Deux ans plus tard, les services de streaming sont toujours à la peine et force est de constater qu'aucun d'entre eux ne s'est senti obligé de proposer à leurs clients « déçus » des offres lossless afin d'inverser la courbe. Au contraire, le numéro 2 du marché, Amazon, continue toujours de refourguer du MP3 encodé en VBR 256 Kbps !
Étrangement, alors que Qobuz s'aligne sur la concurrence avec ses premiers forfaits à 4,99 € et 9,99 € et diffuse sa musique au format MP3, le téléchargement à l'acte reste au minimum 30% plus cher que la concurrence. Car le site ne propose plus que du lossless : adieu vilain format MP3 !
Cette baisse des tarifs signe en quelque sorte l'échec de l'offre différenciée, basée sur la qualité ainsi que sur l'idée que les consommateurs sont prêts à payer cette qualité et donc que celle-ci est un argument de vente différenciateur déterminant.
Sur son marché historique, Qobuz n'a gagné qu'un (réel) succès d'estime auprès d'une clientèle essentiellement audiophile disposant d'un matériel capable de restituer convenablement un format sans perte ou du plus rare « Studio Master », mais sans que la société n'arrive à toucher un plus vaste public.
Une course à la levée de fonds relancée
Et pour ce faire, Qobuz emboîte le pas d'un Spotify ou d'un Deezer - qu'il n'a pourtant eu de cesse de critiquer - en indiquant vouloir effectuer une levée de fonds de près de 25 millions d'euros afin de financer son expansion dans plusieurs pays d'Europe de l'Ouest.
Il faut que Orange dédommage les dégâts qu’ils ont causé au développement de plusieurs entreprises parmi lesquelles la nôtre, tant en termes de parts de marché, que d’accès aux capitaux, et de valeur de marque.
Car aujourd'hui les services de distribution de musique et a fortiori de streaming ont toutes l'obligation d'étendre leur zone d'achalandage afin d'atteindre la profitabilité (souvent annoncée ou revendiquée mais jamais prouvée). D'autres diront qu'il s'agit surtout d'atteindre une certaine masse critique pour mieux se revendre.
Qobuz annonçait lui-même viser la rentabilité fin 2012. Elle ne fait que s'éloigner un peu plus au regard des investissements colossaux à consentir (le break-even se ferait d'ici 18 mois pour le marché français). Et cette course à la levée de fonds ne fait que traduire l'extrême précarité de ce marché et sa grande fragilité.
Ainsi, après les pays frontaliers comme la Suisse, la Belgique ou Luxembourg où le distributeur opère déjà depuis un peu moins de deux ans, Qobuz ouvrira le 2 décembre prochain au Royaume-Uni, en Irlande, en Allemagne, en Autriche, et aux Pays-Bas selon PC INpact. Des bureaux seront ouverts dans ces grands pays. Et 2014 devrait marquer l'arrivée de la société d'Yves Riesel aux États-Unis ainsi que dans d'autres pays d'Europe (Espagne, Italie, Norvège et Suède, pays d'origine de Spotify). Et l'on pense au Japon.
Même Deezer ne s'est pas risqué à se lancer aux États-Unis et un Spotify aura mis plusieurs années à négocier avec les ayants droit l'accès aux différents catalogues sur un marché plus concurrentiel et moins monolithique qu'en Europe. Le lancement outre-Atlantique de Qobuz est donc plus qu'hypothétique.
Toujours plus de titres au catalogue
Et ce catalogue laborieusement négocié auprès des majors, des labels et des agrégateurs s'est étoffé avec le temps : Qobuz annonce disposer de plus de 15 millions de morceaux en streaming ou en téléchargement. Il serait ainsi devenu le plus gros catalogue de téléchargement ou d'écoute en qualité CD.
Petite aparté : il est intéressant de noter que lors des auditions préalables au rapport « Culture Acte 2 », Qobuz était une des rares sociétés à ne pas se plaindre des minimums garantis exigés par les majors du disque. Un moyen d'éliminer la concurrence, sans doute. Le problème n°1 de la filière n'étant pas ces fameux « MG » selon Yves Riesel mais... Deezer, encore et toujours. Même s'il est de notoriété publique que la grande majorité des abonnements « vendus » en bundle avec Orange n'ont jamais été utilisés et que le site d'écoute gratuite dominant n'est pas Deezer mais YouTube...
L'offre de Qobuz, si ce n'est sur l'aspect qualitatif de ses fichiers ou du streaming, perd un peu plus son côté différenciateur vis-à-vis de la concurrence en embrassant cette course aux titres. Quitte ensuite à négocier toujours auprès de ces ayants droit une segmentation plus précise de l'offre (par exemple un abonnement à 2 € par mois exclusivement pour de la musique de films).
Ainsi, fin 2011 je signalais dans un billet ne pas trouver sur Qobuz le titre Spin Spin Sugar qui y est aujourd'hui bien référencé.
En signalant cette « absence » à Yves Riesel sur Twitter, je me suis vu répondre que Qobuz avait une politique éditoriale forte. En clair, pas de trip-hop sur mon site, mon bon monsieur ! :-)
Qobuz serait donc devenu par la force des choses un site de musique mainstream, comme tout le monde ? L'abonnement Classique à 14,99 € a-t-il vraiment un avenir ? Ne doit-on pas comprendre que les tarifs seront appelés une nouvelle fois à baisser et que le « Haute-Qualité » d'aujourd'hui deviendra le Premium de demain à 9,99 € ?
Difficile en effet d'imaginer un abonnement grand public uniquement musical à plus de 10 euros par mois.
A noter que comme tous les autres sites de streaming ou de téléchargement, certains albums ne sont pas disponibles à l'écoute ou inversement en téléchargement (à l'unité ou en entier). D'autres ne sont disponibles qu'en Hi-Fi et pas en MP3. Les joies de la gestion des droits d'auteurs à l'ère du numérique.
Enfin, sur les 15 millions de titres annoncés, l'utilisateur ne sait pas quelle est la part des morceaux référencés dans le genre Classique.
A la recherche du « consentement à payer »
Redonner à la musique de la qualité, acoustique, éditoriale ou fonctionnelle. « Fonctionnelle », c'est-à-dire disponible à tout moment à travers les outils informatiques et nomades que nous utilisons quotidiennement.
Quand Qobuz annonce pudiquement ne pas se tourner vers un opérateur mobile mais plutôt vers un partenariat « industriel » (fabricant de casques, de chaînes HiFi connectées, etc.), cela démontre surtout que la musique n'a jamais été n'est plus un levier de croissance pour la téléphonie mobile. Un Allomusic n'aura par exemple jamais réussi à convaincre Bougues Telecom de s'associer comme Orange l'a fait avec Deezer et SFR timidement avec Spotify.
Cette voie est aujourd'hui fermée à Qobuz comme aux autres (musicMe, Rara, Rdio, Samsung Music Hub ou encore Sony Music Unlimited qui se partagent avec les leaders Deezer et Spotify le marché du streaming par abonnement).
Reste donc la piste beaucoup moins intéressante des fabricants de périphériques nomades ou de matériel de salon. Sachant qu'en ce qui concerne les baladeurs au sens large, Apple règne encore en maître et le smartphone a pris le relais des appareils dédiés.
Pourtant, Qobuz a tout à fait raison d'aller chercher sa croissance et ses futurs résultats dans des offres jumelées, seules à même de redonner de la valeur à la musique qu'elle soit « streamée » ou téléchargée. D'ailleurs et là encore ce point de vue est très juste, la société ne fait plus vraiment de différence entre les deux actes et parle plutôt d'ARPU et non d'abonnés d'un côté et de téléchargements de l'autre.
Car à terme, cette distinction n'existera plus.
Mais le renouveau de la mode Hi-Fi que semble annoncer Qobuz dans son communiqué de presse est-il réel et va-t-il toucher le grand public dont les habitudes d'écoute et de partage de la musique ont profondément changé ? La mode des stations d'accueil pour iPod ou iPhone est-elle véritablement révolue ?
Le véritable nerf de la guerre de cette « musique 3.0 » (oserais-je dire) ce n'est plus la valeur-musique ou la qualité d'écoute mais plutôt les données d'usages que ces nouveaux modes de consommation génèrent et en grande quantité. Et tout comme la dématérialisation avec la compression MP3 et Internet est venue bouleverser le disque, le « big data » va venir chambouler à son tour le fragile et récent marché de la musique en ligne et de l'industrie du disque dans son ensemble.
Le développement applicatif et technique qui n'est pas forcément au cœur de l'ADN d'un Qobuz va devenir au fil du temps le véritable champ de bataille de ces start-ups et de l'industrie du disque.
L'heure ne serait donc pas « au retour de la musique », pour reprendre le slogan de Qobuz, mais à la véritable révolution qui s'annonce, celles des données.
Note
[1] Source : electronlibre.info